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Jours tranquilles à Jérusalem

© Nabil Boutros

Texte Mohamed Kacimi – mise en scène et scénographie Jean-Claude Fall – dramaturgie Bernard Bloch – à la Manufacture des Œillets/Ivry-sur-Seine.

En 2015, Adel Hakim part à la rencontre du Théâtre National Palestinien avec lequel il collabore depuis plusieurs années. Entre Jérusalem-Est et Ivry-sur-Seine où il codirige avec Élisabeth Chailloux le Théâtre des Quartiers d’Ivry, qui s’installera plus tard à la Manufacture des Œillets, il vient monter Des Roses et du Jasmin pièce dont il est l’auteur et qui traverse l’histoire contemporaine de la région israélo-palestinienne de 1944 à 1988, à travers trois générations d’une même famille qui met en jeu Israéliens et Palestiniens. « Chacun est inscrit dans une généalogie, cela n’empêche pas de construire son destin » faisait justement remarquer Leila Shahid, ex-déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, lors d’un débat que proposait la Manufacture, en janvier 2017.

Dans cette mission délicate, Adel Hakim, a demandé au dramaturge Mohamed Kacimi de l’épauler. Ce dernier en a rapporté un carnet de bord et le fruit de ses observations, collectées entre février et juin 2015. Adel Hakim a écrit la pièce en français, en a demandé la traduction en arabe à Nabil Boutros, qui, également photographe et plasticien, a rapporté de Jérusalem-Est de superbes témoignages images, exposés au moment de la création de la pièce, à la Manufacture des Œillets. Sans doute, Adel Hakim ne s’attendait-il pas à tant d’embûches. C’est ce dont témoigne Jours tranquilles à Jérusalem, de Kacimi.

Son journal commence le mercredi 11 février 2015 : « Il fait un froid de canard à Jérusalem. Nous travaillons depuis une semaine dans une petite salle, encombrée de gradins bleus couverts de poussière et de manuscrits. La lumière est faible, le chauffage en panne, et le sol jonché de mégots et de gobelets écrasés. Autour de la table huit comédiens fument à tombeau ouvert. Ils lisent la dernière pièce d’Adel Hakim : Des Roses et du jasmin… » Et Kacimi retrace les premières réactions de la troupe qui, au-delà des déclarations d’amitié faites au metteur en scène, s’opposent farouchement à ce que, eux, Palestiniens, interprètent des rôles d’Israéliens. Ce thème, expression d’un réel blocage fut, dans les premiers temps, récurrent, et repris par le conseil d’administration du théâtre qui refusait tout en bloc : « J’ai compté les personnages de la pièce. Elle compte deux Palestiniens, Salah et son fils, les autres sont Juifs, Myriam, Aron, Rose, Dov et Yasmine. Deux sur cinq, mathématiquement c’est une pièce juive » dit l’un. « Tu veux un drapeau israélien sur la scène du Théâtre National Palestinien ? » demande l’autre. « Oui, pour la création de l’État d’Israël, il faut bien le montrer le drapeau… » se défend l’auteur, qui ajoute : « Vous voulez interdire la pièce c’est ça ? »  « Non, on ne parle pas d’interdiction. Mais de refus. On ne veut pas de cette pièce, c’est tout. Ce n’est pas de la censure, c’est un choix » répondent-ils en chœur. Le CA lui, voulait supprimer des pans entiers de la pièce, mais Adel Hakim résistait. A plusieurs reprises il fit sa valise. C’est le directeur de la troupe qui, contre l’avis du CA et contre ses acteurs, finit par prendre le parti de l’auteur et à défendre le projet.

Tout devient problème quand on est écorché vif. La fin de la pièce posait aussi problème : dans une première version, « la soldate israélienne, Rose, fille de Mohsen et de Léa, devait mourir dans un attentat, mais les acteurs trouvaient que cela nivelait les relations et effaçait la notion de coupable et victime, de dominant et dominé. » Alors, Rose se suicidera. Il y eut de nombreux échanges plus ou moins houleux avec les acteurs, sur tous les sujets sensibles, avant d’arriver à un consensus. On mesure la difficulté de monter un spectacle dans un pays où, comme le dit l’un d’eux, « tout est piégé »  et trois semaines avant la première, tout restait incertain.

Mais le chemin de Damas n’était pas fini car la vie quotidienne, à Jérusalem-Est, se pétrifie dans les check-point. Comment se concentrer sur un texte et trouver le temps de l’apprendre quand « pour sortir de Bethléem, je dois me réveiller à 5 heures du matin pour être à Jérusalem à 9 heures » dit l’un ; quand l’autre explique que « chaque jour, elle fait un trajet de 4 heures entre Haïfa et Jérusalem, prend un bus, un train, puis un taxi » ; quand le troisième doit franchir le pont Allenby, qui sépare la Cisjordanie de la Jordanie, comme le dit Le Monde « un condensé de toutes les calamités dont les Palestiniens sont affligés : bureaucratie, corruption et tyrannie sécuritaire…» temps au bout duquel, après des sinuosités extravagantes « les passagers passent enfin par la douane israélienne puis prennent le bus pour Jéricho. Pour franchir ce poste frontière, chaque palestinien met 8 heures les beaux jours et 10 heures les jours d’affluence. Un Paris-Marseille pour parcourir 40 mètres » note Kacimi. Le blocage est partout, aux check point, avec les embouteillages, avec la mort qui plane en permanence, avec les distances et contournements. Passer un mur, plus une zone de sûreté de barbelés superposés, plus d’autres grillages, plus une zone de détection faite de sable sur lequel les pas marquent, des miradors, des mitrailleuses, des portes à franchir : comment être à l’heure au théâtre et comment se concentrer ? On comprend que certains jours les filages soient mous et que « ça flotte. » Chaque moment apporte son lot d’incertitude et d’inquiétude. Les bouteilles d’eau sont bloquées par le fisc, les soldats interrompent les répétitions… La liste est longue des tracasseries quotidiennes.

« Nous faisons le point : nous sommes à deux mois de la création, nous n’avons plus de comédiennes. L’acteur qui doit jouer John n’a toujours pas obtenu d’autorisation de l’armée pour sortir de Bethléem. Le texte n’est pas prêt, les partenaires palestiniens peinent à trouver les fonds qui manquent et les membres du conseil d’administration du TNP sont très hostiles au projet » poursuit Kacimi. Coup de grâce la veille de la première prévue le lundi 1er juin. Quelqu’un dit : « C’est vraiment formidable votre travail. Mais vous oubliez une chose, il n’y a personne pour le théâtre à Jérusalem, si vous faites une deuxième représentation nous n’aurez pas plus de trois chats dans la salle. L’idée des trois heures de spectacle est magnifique, on n’a jamais vu ça ici, mais si vous faites un entracte personne ne va revenir. Vous allez vous retrouvez tous les deux, tous seuls. Je ne sais même pas si les comédiens vont rester avec vous pour la deuxième partie de la pièce. » Ce lundi 1er juin pourtant : « Nuit d’été à Jérusalem dont la lumière n’a pas d’équivalent ailleurs. La cour du théâtre se remplit petit à petit. Il y a beaucoup de monde. Nous avons un peu la trouille. Les gars de la sécurité habillés en tee-shirts noirs roulent des mécaniques devant la porte du théâtre.  Le spectacle commence dans un grand silence. Beaucoup ont sorti leurs tablettes pour filmer mais durant toute la première partie personne ne bouge. Un miracle. Durant trois heures, la pièce d’Adel déroule, avec un souffle épique, les destins fracassés de familles juives et palestiniennes mélangées, par l’amour et par la haine… A la fin, de la représentation, la salle est debout. »

Il n’est sans doute pas simple de trouver un point de vue scénique qui ne surcharge ni ne détourne le propos. Mettre en espace ces Jours tranquilles à Jérusalem, de Mohamed Kacimi, témoin d’un autre travail, celui d’Adel Hakim a peut-être tout simplement une valeur posthume – le metteur en scène est décédé l’été 2017 -. Kacimi en avait fait lecture quelques mois avant, en janvier, sous l’œil du Maître, lors de la création de Des Roses et du Jasmin à la Manufacture des Œillets, sa complémentarité était intéressante. On perd ici en densité en recréant en images le contexte de vie, et les difficultés de la création dans un pays en guerre. Dans la mise en scène de Jean-Claude Fall, qui a aussi conçu la scénographie et qui tient le rôle d’Adel Hakim, les acteurs se fondent dans le public, sorte de personnages en quête d’auteur qui interviennent depuis la salle, se glissant dans la peau des acteurs palestiniens, cela sonne plutôt faux. Il y a des séquences de reprise de « l’original » de la pièce Des Roses et du Jasmin, avec notamment, au début du spectacle, la rencontre entre John le militaire anglais et la jeune Myriam, pastiche d’une séquence hollywoodienne sous les projecteurs. Le texte est saupoudré de petites histoires drôles au rire grinçant, Trump, Macron et Dieu apparaissent au générique. Pour qui a vu le spectacle d’Adel Hakim, cette image-reflet des acteurs du Théâtre National Palestinien est une fausse bonne idée, le décalage de la langue aidant, la magie et l’Histoire s’envolent. Et les prises de vue vidéo défilant sur écran – très vite au départ et comme des coups de poing – qui montrent le quotidien de Jérusalem-Est, avec de nombreux graffitis témoignant de la guerre, n’ont pas de réelle construction dramaturgique.

Cette « tragédie grecque mettant face à face deux frères jumeaux qui s’autodétruisent » selon Leila Shahid n’avait peut-être pas besoin de ce commentaire sur le commentaire de l’Histoire. Adel Hakim, qui avait mis en scène, avec le même Théâtre national Palestinien, Antigone, se reconnaissait aussi dans la tragédie grecque « qui m’a toujours servie de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde » disait-il avant de partir.

Brigitte Rémer, Paris le 15 février 2019

Avec Bernard Bloch,  Roxane Borgna, Etienne Coquereau, Jean-Marie Deboffe, Jean-Claude Fall, Paul-Frédéric Manolis, Carole Maurice, Nolwenn Peterschmitt, Alex Selmane. Création vidéo et collaboration artistique Laurent Rojol – direction technique Jean-Marie Deboffe – régisseur lumière Bernard Espinasse – régisseur son Olivier Naslin – habilleuse Marie Baudrionnet –  Commande d’écriture d’après Jours tranquilles à Jérusalem, texte publié aux éditions Riveneuve – Extraits de Des Roses et du Jasmin d’Adel Hakim, éditions l’Avant-Scène.

Du 28 janvier au 8 février 2019, à la Manufacture des œillets, 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry –  Tél. : 01 43 90 11 11 – Site www.theatre-quartiers-ivry.com

Tous mes rêves partent de la gare d’Austerlitz

© Benoîte Fanton

Texte de Mohamed Kacimi – mise en scène Marjorie Nakache – au Studio Théâtre de Stains.

Le spectacle débute avec les cris des corbeaux, oiseaux de malheur s’il en est, noirs, ténébreux, au regard perçant, l’une des détenues ne supporte plus et s’en plaint. Nous sommes dans la bibliothèque d’une maison d’arrêt où une poignée de femmes incarcérées – Rosa, Marylou, Zélie et Lily – choisissent de se rendre chaque jour, au lieu d’honorer leur promenade quotidienne. Fatiguées de leurs travaux obligés dans les ateliers et dans une profonde solitude elles déversent auprès de Barbara, la bibliothécaire, leurs désillusions, leurs utopies et leurs chagrins, sous le regard des écrivains – Soljenitsyne, Primo Lévy ou Stephan Zweig.

Jeunes, elles ont déjà traversé la dureté de la vie et en font l’inventaire. La prison est rude. Il y a celle à qui l’on vole les baskets ou qui l’imagine, l’i-phone qui disparaît, les ruses inventées pour se la jouer douce, la fausse visite, la tentative de suicide. Leur recherche d’évasion par la lecture, le rêve, la folie, l’espoir de visites, la religion, s’inscrit dans leur quotidien. Un soir de Noël alors qu’elles préparent les cadeaux pour leurs enfants, Frida, une nouvelle, débarque, à qui il faut vite apprendre les codes de survie. Arrêtée au moment où elle achetait pour sa fille la pièce d’Alfred de Musset On ne badine pas avec l’amour, elle ne supporte pas la réalité de son incarcération et veut mourir. Pour la sauver, ses collègues détenues lui proposent de jouer une scène de la pièce de Musset, de la filmer – clandestinement – et de l’envoyer à sa fille. Et toutes trouvent dans ce texte, un écho à leurs souffrances. L’humour du désespoir aidant, elles préparent le repas de Noël comme si… un faux-vrai repas, des chansons qui réchauffent, entre crises et actes de solidarités. La bibliothèque est ce lieu d’humanité où elles s’écroulent et se relèvent, où elles contournent la haine et se réinventent un monde, un lieu qui parfois les apaise et réduit le fossé entre le dedans et le dehors, un lieu emblématique où elles réussissent à exister face à elles-mêmes.

Tous mes rêves partent de la gare d’Austerlitz est né du travail que fait Mohamed Kacimi, écrivain et dramaturge, à la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis. Depuis plusieurs années, à l’initiative de l’association Lire c’est vivre, il y anime un atelier d’écriture dans la bibliothèque. Parallèlement et sur un autre registre, Kacimi a travaillé à Gaza avec de jeunes palestiniens sur la pièce de Marivaux, On ne badine pas avec l’amour, et particulièrement sur l’acte II scène 5. Ce dialogue entre Camillle et Perdican exalte l’authenticité de l’amour : « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. »

Pour Marjorie Nakache, Mohamed Kacimi avait écrit une première pièce sur le thème du racisme, Babylon city, qu’elle avait mise en scène en 2011. Tous mes rêves partent de la gare d’Austerlitz est leur seconde collaboration. En 1984, la metteuse en scène a co-fondé le Studio Théâtre de Stains et en assure depuis la direction artistique. Elle a monté de nombreux spectacles, pièces ou adaptation de textes littéraires dans un registre diversifié, avec toujours cette recherche de justice et de vérité qui l’anime. Elle fait à Stains un travail exemplaire, s’engage avec intelligence et creuse son sillon. Elle transmet son énergie à ses équipes et donne ici avec réalisme et sans pathos, des vibrations qui passent par les actrices qu’elle dirige avec un grand professionnalisme. Sur le plateau dans le rôle de Barbara, elle partage avec chaleur et attention les hauts et les bas des personnages, ces femmes en détresse, de l’autre côté du mur.

Brigitte Rémer le 10 avril 2018

Avec Jamila Aznague, Zélie – Gabrielle Cohen, Rosa – Olga Grumberg, Lily – Marjorie Nakache, Barbara – Marina Pastor, Frida – Irène Voyatzis Marylou – décor Jean Michel Adam – costumes Nadia Remond – lumière Lauriano de la Rosa – son Théo Errichiello – régisseurs Hervé Janlin et Rachid Baha.  Le texte est publié aux éditions de l’Avant-Scène Théâtre.

Du 29 Mars au 13 Avril 2018, au Studio Théâtre de Stains, 19 rue Carnot 93240 Stains – tél. : 01 48 23 06 61 – site : www.studiotheatrestains.fr – RER Saint-Denis Université et bus 253 et 255, station Mairie de Stains, et/ou navettes porte de la Chapelle et Saint-Denis Université, aller et retour.